Le phénomène de la rumeur montre bien que le nombre donne l’illusion de la vérité. Pourtant une rumeur n’est pas non plus nécessairement fausse. Aussi est-il permis d’interroger la valeur du rapport entre nombre et vérité. La généralité d’une opinion est-elle une preuve ou un indice de la vraisemblance d’une thèse ? Dans ce texte, Schopenhauer répond par la négative. Il élabore son raisonnement en exposant tout d’abord la thèse qu’il va combattre (ligne 1-5). Afin de mieux la comprendre, il va déterminer les causes de cette thèse (ligne 5-11) avant de la remettre en question par un raisonnement par l’absurde (ligne 11-17).
Schopenhauer expose le préjugé selon lequel le nombre détermine la vérité d’un jugement. A l’appui de cette thèse, il cite deux autorités : « la plupart des gens » et « Aristote ». Cette association semble à première vue problématique puisque la suite du texte montre que la majorité des hommes ne pensent pas. Or, mettre Aristote du côté de la majorité n’est-ce pas remettre en question, de manière discutable, son statut de penseur ? D’une chose l’une : soit la majorité et Aristote pensent, soit Aristote et la majorité ne pensent pas. L’ambiguïté du texte rejoint la polysémie du terme « penser ». En effet, quand Schopenhauer dit : « la plupart des gens pensent avec Aristote », entend-il le verbe « penser » au sens de réflexion ou en tant que simple opinion ? Si l’on affirme que la majorité est douée de réflexion, on irait à l’encontre du texte et si l’on affirme qu’Aristote ne réfléchit pas, on parvient également à une absurdité. Par conséquent, il faut interpréter le verbe « penser » en tant qu’adhésion à une opinion. Le fait que la plupart des gens et Aristote adhèrent à la même opinion n’implique en aucune manière une identité. En effet, on peut adhérer à une opinion pour des motifs irrationnels ou rationnels ; telle serait la distinction à effectuer entre la majorité des hommes et Aristote. Quelle est donc cette opinion partagée par la philosophe et le grand nombre ?
Schopenhauer cite Aristote : « ce qui semble juste à beaucoup, nous disons que c’est vrai. » Autrement dit, notre certitude varie en fonction du nombre de personnes soutenant une thèse. Jusqu’où va cette adhésion ? Peut-on adhérer à une opinion allant à l’encontre du bon sens ? Schopenhauer aurait pu se contenter de dire que le grand nombre détermine nos opinions à condition que celles-ci ne soient pas absurdes. Or, ici, il n’y a pas de distinction entre opinion vraisemblable et opinion absurde. La force du nombre est supérieure à notre raison. On peut noter encore trois différences entre adhésion rationnelle et irrationnelle à une opinion. L’adhésion irrationnelle ne vient pas de notre réflexion mais de l’extérieur. Comme le dit Schopenhauer : on s’en empare. Le verbe « s’emparer » désigne le fait de s’approprier quelque chose qui ne nous appartient pas. Dans ce cas de figure, nos opinions ne sont pas vraiment nôtres. Deuxième différence : on ne prend pas le temps de la réflexion dans l’évaluation de l’opinion à laquelle on adhère. Cet « empressement » de l’adhésion contraste avec la mise en œuvre de la pensée véritable qui réclame du temps. Enfin, l’adhésion en fonction du nombre ne vient pas d’une réflexion, mais d’une « persuasion ». La distinction classique entre « persuader » et « convaincre » nous permet d’éclairer ce passage. En effet, la conviction dépend de notre raison, alors que la persuasion vise nos sentiments. Par conséquent, l’adhésion à l’opinion de la majorité est suscitée plus par notre cœur que par notre raison. Quelles sont les conséquences de cette adhésion irrationnelle ?
Schopenhauer montre la double influence pratique et théorique de cette adhésion : « l’exemple agit sur leurs pensées comme sur leurs actes. » Que faut-il entendre par « l’exemple » ? Le début du texte tend à montrer que l’on suit l’exemple de la majorité. Or, la suite du texte nous parle de l’exemple du bélier de tête conduisant le troupeau. D’où notre question : le terme « exemple » renvoie-t-il à la majorité ou à une autorité quelconque ? Peut-être n’y a-t-il pas tant de distinctions à faire puisque finalement, le bélier de tête et les moutons de Panurge suivent la même direction. On pourrait alors faire le compromis suivant : le terme exemple renvoie à la fois à la majorité et à l’autorité la guidant. Cet exemple détermine aussi bien nos pensées que nos actions. S’agit-il d’une relation bilatérale ou triangulaire ? Est-ce que l’exemple détermine séparément la pensée et l’action ou bien y a-t-il aussi une relation entre pensée et action ? La deuxième hypothèse semble préférable puisque nos pensées déterminent effectivement nos actions et vice et versa.
Dans cette première partie du texte, Schopenhauer expose le fait du conformisme, c’est-à-dire de la détermination de l’opinion de l’individu par le grand nombre. Quelles sont les causes de ce déterminisme ? Comment pourrions-nous y échapper ?
La première raison alléguée par l’auteur est la suivante : « il leur est plus facile de mourir que de penser ». Cette thèse est a priori discutable. En effet, la peur de la mort suscite terreur et souffrance et à côté d’elle le simple fait de penser ne semble pas être pire. Si nous avions le choix, il serait évidemment plus facile de penser que de mourir. Comment alors interpréter les propos de Schopenhauer ? S’agit-il d’une expression visant simplement à choquer le lecteur ou bien faut-il le prendre au sérieux ? Si le caractère rhétorique de ce passage est manifeste, il n’empêche qu’il pourrait également se justifier de manière rationnelle. En effet, la véritable pensée suppose des efforts continuels et difficiles allant à l’encontre de notre paresse naturelle. A contrario, la mort ne demande aucun effort, bien au contraire une absence d’effort, un relâchement de notre vouloir vivre. En définitive, la première raison de notre adhésion irrationnelle à l’opinion de la majorité est notre paresse.
La deuxième raison donnée par Schopenhauer est le manque d’observation de soi-même : « il leur suffit de s’observer eux-mêmes pour constater qu’on adopte des opinions sans jugement propre ». L’observation de soi ne concerne pas, bien entendu, notre physique, mais nos opinions voire mêmes nos actes. Cette observation de soi présuppose une distance vis-à-vis de soi-même. On peut distinguer à la fois le moi observé et le moi qui observe. Cette prise de conscience nous permet de prendre du recul vis-à-vis de nos opinions et de les interroger. L’observation de soi est par conséquent la condition nécessaire de la pensée. Pourquoi n’est-elle pas immédiatement accessible ? Qu’est-ce qui nous empêche de nous observer ?
Voici la réponse de l’auteur : « mais s’ils ne le voient pas, c’est qu’ils sont dépourvus de toutes connaissances d’eux-mêmes. » Cette affirmation est énigmatique puisqu’elle inverse la relation habituelle entre observation de soi et connaissance de soi. En effet, de prime abord, on pourrait croire que l’observation précède la connaissance. On connaît par exemple les constellations ou les cellules parce qu’on les observe. Cependant, cette approche n’est-elle pas naïve ? Peut-on vraiment voir la constellation de la grande ourse ou une cellule sans savoir au préalable ce que c’est ? Ainsi, contrairement aux apparences, la connaissance précède et rend possible l’observation. Ce qui est valable pour les objets est aussi valable pour soi-même. C’est en ce sens que la connaissance de soi rend possible l’observation de soi.
Voici donc les trois causes de l’adhésion irrationnelle à l’opinion de la majorité : la paresse, le manque d’observation et de connaissance de soi. Que vaut une telle adhésion ? Le nombre fait-il la vérité d’une thèse ?
Dans la dernière partie du texte, Schopenhauer va réfuter l’association entre nombre et vérité. Il commence sa démonstration par une précision méthodologique : « pour parler sérieusement ». Est-ce que cela signifie que tout ce qui précède était une plaisanterie peu sérieuse ? N’y a-t-il pas une incohérence dans le texte ? Pour éviter cette contradiction, il faut examiner la différence entre le début et la fin du texte. On peut noter qu’à partir de la ligne 11 le raisonnement de l’auteur devient plus rigoureux. Précédemment, Schopenhauer citait des autorités (Aristote et Platon), des images littéraires (Les moutons de Panurge) et le ton utilisé était sarcastique. Par conséquent, il faut interpréter le terme « sérieux » au sens de « rigoureux ». Ce qui précède est toujours valable et sera confirmé par un raisonnement logique. Quel est-il ?
L’auteur utilise un raisonnement par l’absurde. Plus précisément il utilise ce qu’Aristote appelle dans Les analytiques une apagogie négative, c’est-à-dire un raisonnement consistant à réfuter une thèse en montrant l’absurdité de ses conséquences. Son objectif est de montrer que « la généralité d’une opinion n’est pas une preuve et même pas un indice de la vraisemblance de son exactitude. On peut noter ici que Schopenhauer ne parle pas de l’exactitude mais de la vraisemblance de l’exactitude. Ce qui est vraisemblable c’est ce qui pourrait être vrai. Il se trouve du côté du possible et du plausible. L’auteur ne se borne donc pas à dire que le nombre ne fait pas la vérité, il dit que le nombre ne rend pas plus plausible une thèse. On peut aussi distinguer la preuve en tant que signe montrant de manière nécessaire la vérité d’un jugement et l’indice en tant que signe probable. Par conséquent, la thèse de Schopenhauer est radicale, le nombre n’est pas un signe nécessaire ou probable de la vraisemblance d’une affirmation. Prétendre le contraire, c’est parvenir à des conséquences absurdes. Quelles sont-elles ?
Schopenhauer en dénombre deux en fonction du temps et de l’espace. Si le nombre était un indice ou une preuve de la vraisemblance d’une thèse, alors le géocentrisme serait vraisemblable. Or, ce n’est pas le cas. Par conséquent, la thèse de départ est fausse. En effet, l’histoire montre que les théories scientifiques soutenues par la majorité ne sont pas forcément vraies. Peut-on parler de la même manière d’une vérité en religion ? S’il est facile de démontrer la fausseté d’une hypothèse scientifique, peut-on parvenir à la même certitude en matière religieuse ? Cette question n’est pas directement traitée par l’auteur. Le même raisonnement peut être élaboré par rapport à l’éloignement dans l’espace. Si le nombre était un indice ou une preuve de la vraisemblance d’un jugement, alors la vérité varierait en fonction de la culture dans laquelle on se trouve. Or, étant donné que la vérité ne peut être relative, il faut conclure à la fausseté de la thèse de départ. En définitive, le nombre n’est pas un critère de vraisemblance.
Le texte de Schopenhauer est intéressant puisqu’il illustre le phénomène du conformisme. On peut trouver le prolongement de cette analyse en psychologie sociale, notamment avec l’expérience de Solomon Asch. En effet, (développer la référence).
Ce texte semble aussi se rapprocher de l’ouvrage de Kant Qu’est-ce que les Lumières ?, puisqu’il montre le refus de penser par soi-même de la majorité des hommes. Cependant on peut souligner la différence suivante : alors que Kant vise comme idéal la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, on peut remarquer que Schopenhauer se contente de constater que « le vulgus a dans la tête une foule de sornettes, et s’il fallait en tenir compte, on aurait beaucoup à faire ». Autrement dit, la distinction entre la masse et l’élite ne mène pas à la tentative de sortir le peuple de son ignorance. Il y a un certain fatalisme dans la perspective de Schopenhauer.
On pourrait aussi dénoncer la critique sans appel de l’opinion. En effet, si l’opinion est souvent fausse, en revanche, elle ne l’est pas toujours. C’est ce que montre Platon dans le Ménon avec le concept d’opinion droite (développer la référence).
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